L’Arménie contre ses oligarques
Lundi 23 avril, le Premier ministre arménien Serzh Sargsyan annonçait sa démission après plus de dix jours de manifestations. Représentant d’un système oligarchique au pouvoir depuis l’indépendance, la chute de Sargsyan marque un tournant pour l’Arménie.
La structure du pouvoir
L’Arménie fonctionne, comme la plupart des autres pays ex-soviétiques du Caucase et d’Asie centrale, avec un système quasi-clanique. On peut y distinguer deux grandes périodes du gouvernement. De 1991 à 1998, le pays est dirigé par Levon Ter-Petrosyan, artisan de l’indépendance qui cherche un équilibre avec les grandes puissances, Russie, Etats-Unis, Turquie et Iran. Son impopularité croissante, les fraudes massives durant les élections de 1996 et sa volonté de faire des concessions sur la question du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan l’ont obligé à démissionner au profit de deux hommes considérés comme les vainqueurs de la guerre du Haut-Karabagh : Robert Kocharyan et Serzh Sargsyan. Le premier est Président de 1998 à 2008, le second de 2008 à 2018, comme le prévoit la Constitution : un mandat présidentiel dure cinq ans et le nombre de mandat est limité à deux.
Kocharyan et Sargsyan sont tous deux originaires de la région du Haut Karabagh, disputée entre Arménie et Azerbaïdjan, et font partie de ce que certains appellent le « clan du Karabagh ». Leur gestion du pays est clientéliste, leur politique étrangère largement pro-russe et leur politique économique très libérale. Celle-ci a permis un bref décollage économique du pays qui s’est vite essoufflé. Avec les frontières turque et azérie fermées, une très forte corruption et une impossibilité à donner du travail aux jeunes diplômés, la situation économique s’est détériorée sous Sargsyan. L’émigration est énorme compte tenu de la démographie du pays : 300 000 personnes ont quitté l’Arménie entre 2008 et 2018 dans un pays où officiellement la population atteint 3 millions d’habitants, soit 10% de la population. En réalité, les chiffres sont sur-estimés par le gouvernement et la population réelle serait d’à peine 2 millions d’habitants. L’argent envoyé par les immigrés ou la diaspora, fait l’objet d’un véritable racket et ne bénéficie que très peu à la population arménienne.
Des contestations récurrentes
Depuis l’indépendance, le pays a connu de nombreuses protestations. Par exemple, l’élection de Sargsyan en 2008 a engendré des émeutes. La répression a fait officiellement huit morts, plus selon l’opposition. La contestation est menée par Levon Ter-Petrosyan et est perçue comme pro-occidentale, dans la continuité des printemps de couleurs (2003 en Géorgie, 2004 en Ukraine, 2005 au Kirghizstan). Les protestations se sont multipliées ces dernières années, notamment par la jeunesse qui n’a pas connu l’URSS et n’accepte plus le système actuel. En 2015, des manifestations ont lieu à Yerevan pour protester contre l’augmentation des prix de l’électricité. En 2016, un groupe appelé Sasna Tzrer, composé d’anciens héros de la guerre du Karabagh, ont pris en otage un commissariat pour protester contre le gouvernement, la perte de territoire lors de la « guerre des quatre jours » et le manque de démocratie. Les manifestations en soutien aux Sasna Tzrer ont par la suite été réprimées.
En 2015, Sargsyan modifie la Constitution pour passer à un régime parlementaire, où le Premier ministre dirigerait le pays. Il a alors affirmé ne pas vouloir du poste. Pourtant, en 2018, le nouveau Président, Armen Sarkissian (sans aucun lien de parenté) nomme Serzh Sargsyan Premier ministre. Des manifestations commencent immédiatement rassemblant jusqu’à 100 000 personnes. Elles ne sont pas locales comme celles d’Electric Yerevan mais ont touché l’ensemble du pays. Elles n’ont pas pris de caractère pro-américain comme en 2008. Elles ont commencé de façon populaire, avant qu’un député d’opposition, Nikol Pashinyan ne se présente comme l’un des leaders. Enfin, toutes les couches sociales y ont participé, incluant des religieux (dans un pays où le Patriarche est perçu – à juste titre – comme l’un des plus grands oligarques) et des militaires en uniforme. Le 23 avril, veille du jour de commémoration du génocide des Arméniens, Serzh Sargsyan démissionne.
Des répercussions régionales et transnationales
La Russie n’a pas soutenu son protégé dans ces manifestations mais il est certain que la transition politique ne pourra pas se faire sans prendre en compte les intérêts russes, économiques et militaires (comme la base de Gyumri). La transition aurait pu revenir à Karen Karapetyan, ancien Premier ministre et remplaçant de Sargsyan. Néanmoins, il n’a pas pu trouver d’accord avec Nikol Pashinyan. Le 25 avril, l’opposition affirme qu’il a quitté son poste de Premier ministre de transition, ce que le gouvernement dément. La Russie s’inquiète désormais du « respect de la Constitution » et d’une mise à l’écart des éléments qui lui sont favorables au gouvernement. Toutefois, il est peu probable que l’opposition devienne anti-russe, il s’agit plutôt de trouver un nouvel équilibre.
En Azerbaïdjan, le régime d’Ilham Aliyev a soutenu les manifestants, trop content de voir s’affaiblir le régime ennemi. Aliyev s’inquiète également, alors qu’il vient d’être réélu pour la quatrième fois consécutive avec des fraudes massives. Suite à la révolution des roses en Géorgie et la « révolution de l’abricot » en Arménie, l’Azerbaïdjan pourrait connaître dans un futur plus ou moins proche, sa propre révolution.
Dans la diaspora arménienne, les manifestations ont également eu un écho. En Russie, en France ou aux Etats-Unis, des manifestations ont eu lieu pour la démission de Sargsyan. Une réflexion commence par ailleurs sur les institutions arméniennes de la diaspora. Leur compromission avec le régime et leur manque de transparence les rend de moins en moins légitimes. D’Arménie, le mouvement contre les dirigeants traditionnels pourrait donc s’exporter dans l’étranger proche.